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Rapidement, le cabinet de Marie-Adélaïde prospéra. Elle apprit vite à dire ce qui pouvait l’être et à cacher ce qui devait être caché, car tout le monde n’est pas suffisamment fort pour entendre de quoi l’avenir sera fait. D’ailleurs, il importait peu que les prédictions fussent vraies ou non : l’essentiel était que le client soit satisfait et que l’argent rentre. À quoi bon, par exemple, révéler à un jeune soldat qu’il mourrait à la prochaine bataille ? Ne fallait-il pas mieux le lui cacher, lui prédire une bonne et longue vie, un haut commandement, des victoires… et empocher les pièces aisément gagnées ?
Les clients étaient introduits par Flammermont, solennel. Ils attendaient dans le petit salon de consultation aux murs tendus de noir. Un peu inquiets devant les grimoires mystérieux, les symboles ésotériques placés un peu partout et le fameux tarot, dont on disait qu’il remontait à l’Égypte ancienne, placé en évidence sur la table. La Sibylle apparaissait soudain, sans un bruit, silencieuse, coiffée d’une perruque blonde. Après un long moment, elle daignait s’intéresser à son client et lui murmurait d’une voix sépulcrale :
« Donnez-moi l’initiale de votre prénom, le lieu, la date et l’heure de votre naissance. La fleur, l’animal et la couleur que vous préférez. Dites-moi enfin la première lettre de la ville où vous vivez. »
Plus mort que vif, le visiteur s’exécutait, et alors seulement elle battait son jeu de tarots et le faisait couper par lui.
Ses prédictions proprement dites étaient mystérieuses, parfois obscures. Parfois dites sous forme de quatrain, dans la tradition du grand Michel de Notre-Dame.
Ayant vendu tous ses chevaux
Il s’en ira de l’autre côté de l’Elbe.
Là, il rencontrera moult héros
Et son nouveau troupeau mangera l’herbe.
Les biens sacrés qu’il compte acheter.
Aux prix par la Révolution dûment comptés,
Ne lui amèneront que remords et inquiétude.
Aussi devrait-il rester dans sa douce hébétude.
Toute cette technique – le décorum du cabinet, le déroulement d’une consultation, même les vers de mirliton qu’elle prononçait d’une voix de stentor, les yeux exorbités, ou, à l’inverse, comme à l’article de la mort sur un ton caverneux – lui avait été enseignée par la Gilbert qui en connaissait un rayon sur le sujet. Mais, contrairement à sa maîtresse, Marie-Adélaïde voyait réellement l’avenir, aussi lui était-il facile de duper, flatter, terrifier par des détails choisis ou soulager par l’annonce d’une nouvelle encore connue d’elle seule une clientèle toujours plus nombreuse.
La Révolution avançait et Paris changeait très vite. D’obscurs gratte-papier, des avocats sans cause, des nobliaux sans quartiers se retrouvaient propulsés à la Convention ou dans les Comités. Les clubs, toujours plus puissants, dictaient leur loi.
Or au numéro 9 de la rue vivait Jacques René Hébert. L’homme imprimait alors la feuille Jacobine, Le Père Duchesne, et était lui aussi originaire d’Alençon. Il parla d’elle au club, et de nouveaux clients vinrent la consulter.
Un soir, elle vit arriver un grand homme au poitrail taurin, au cou puissant et à la voix considérable.
— Sibylle, on m’a parlé de toi. Dis-moi mon avenir.
Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre qu’elle avait en face d’elle Georges Danton et qu’il mourrait dans peu de temps, broyé par la machine révolutionnaire qu’il avait lui-même contribué à emballer. Elle décida de miser sur la franchise.
Après avoir tiré les cartes pour faire bonne figure, elle s’écria :
— Danton, tu vas mourir. Tous les indulgents te suivront au tombeau. Trahis par ceux qu’ils considéraient eux-mêmes comme leurs amis. Ce n’est pas la contre-révolution qui t’abattra, ni les immigrés, ni les puissances étrangères. Ce seront tes propres frères. Ils ne te surprendront pas dans ton sommeil, ni ne t’assassineront au détour de quelque ruelle. Non, ils te feront arrêter et juger. Tu mourras sur l’échafaud comme tant d’autres sont morts à cause de toi.
Contre toute attente, l’homme se mit à rire :
— Alors tu crois que l’on fera arrêter et exécuter Danton ? Ce rat de Fouquier-Tinville n’aura jamais le courage d’instruire contre moi.
— J’ai vu ce que j’ai vu. Lorsque le lion à terre est blessé, les charognards tournent autour de lui.
Curieusement, plus que la prédiction, cette remarque le fit réfléchir.
— Admettons que tu dises vrai et que je doive moi aussi passer au rasoir national, n’aurai-je pas, avant de périr, une petite satisfaction ? Quelque chose qui puisse me réjouir avant que je ne sorte d’ici ?
— De ceux qui t’auront arrêté, jugé et condamné, pas un ne te survivra plus d’un an.
Un sourire jovial apparut sur la large face de Danton :
— Alors c’est bien. Je peux mourir tranquille ! Merci, Sibylle, tu ne m’as pas déçu !
Un soir, un autre homme vint la consulter. Beaucoup plus chétif et surtout beaucoup plus discret. Il s’habillait avec soin mais gardait sans cesse la mine chafouine et évitait de regarder son interlocutrice dans les yeux.
Il finit néanmoins par lui jeter un regard empreint de colère et lui dit avec sécheresse :
— Femme, on m’a parlé de tes pratiques. Sache d’abord que je voue un culte inconditionnel à la Raison et déteste le charlatanisme, la tromperie et l’obscurantisme de tous ceux qui prétendent éclairer le peuple souverain alors qu’ils ne font que l’abêtir pour mieux le précipiter de nouveau sous la coupe des tyrans.
Elle haussa les épaules.
— Citoyen Robespierre, si tu veux savoir ce qui va advenir, écoute-moi, sinon, franchis cette porte et ne reviens jamais. Ton destin est à ce point marqué en lettres de feu dans le ciel et ses arcanes que je n’ai même pas besoin de mes cartes pour le lire. Veux-tu l’entendre ?
Le jacobin hésita. Elle sourit intérieurement. Il voulait savoir, il la craignait… Trop superstitieux, malgré ses vantardises, il se ferait tuer sur place plutôt que de le reconnaître.
— Soit, finit-il par laisser tomber, mais prends garde. Je représente ici le peuple et si je m’aperçois que tu me trompes, je n’hésiterai pas à revenir afin que sa justice impitoyable s’exerce sur toi comme sur tous les faux haruspices et les devins malfaisants qui encombrent les bas-fonds de la capitale.
Il la noyait sous de pompeux discours ? Elle n’allait pas le décevoir. Justement, la Gilbert avait prévu le cas de clients particulièrement récalcitrants qu’il fallait effrayer afin de leur faire cracher leur argent.
Elle se leva pour aller chercher un flacon de verre coloré et disposa sur la table un petit réchaud sur lequel elle versa de l’encens.
— Que fais-tu ? demanda-t-il, étonné.
Elle ne répondit pas, ôta le bouchon du flacon et en absorba une large dose tout en jetant une poudre mystérieuse sur le charbon ardent.
Aussitôt, une fumée épaisse envahit la pièce, un bruit de tonnerre retentit juste au-dessus de leur tête. Robespierre sursauta, affolé. Lorsqu’il vit de nouveau la Sibylle, celle-ci avait changé de visage. Elle avait une affreuse couleur verte sur la figure, une chevelure hérissée et noire comme l’enfer, des yeux révulsés et entièrement blancs qui le contemplaient sans le voir, et elle semblait prise de convulsions. Une bave abondante moussait à la commissure de ses lèvres.
— Robespierre, Robespierre !
— Quoi donc ? siffla-t-il d’une voix haut perchée et criarde. Parle !
— Avant que prairial ne se passe, tu seras devenu un dieu, mais prends garde, thermidor verra ta chute et ta mort. Ceux que tu pensais avoir soumis à ton pouvoir se rebelleront. Ceux que tu croyais avoir écrasés se redresseront. Il y aura comme une vague venue des profondeurs. Tous ces morts que tu as envoyés aux enfers, tous ces innocents ou à peine coupables dont tu as fait répandre le sang reviendront te hanter. Profite bien de prairial, Robespierre, savoure ton triomphe car il durera peu de temps.
À ces mots, Robespierre se mit à trembler, elle vit son visage se défaire. Immédiatement, il se leva et sortit en courant presque. Elle laissa alors éclater son rire.
Flammermont, hilare, entra à son tour dans le cabinet : c’était lui qui, surveillant les manigances de sa maîtresse, avait fait tonner Zeus sur le maître du Comité de salut public. Il ouvrit la fenêtre pour disperser la fumée tandis que Marie-Adélaïde remettait sa perruque blonde et se débarrassait de la vilaine couleur verte qu’elle s’était très vite répandue sur le visage.
— Nous ne le reverrons pas de sitôt, celui-là !
Elle souriait encore, sachant pourtant quel sort l’attendait.
— Je crois bien que non, mais il enverra ses sbires. Tu vas partir Flammermont et préviens Mme Gilbert d’en faire autant. Paris va devenir dangereux pour vous. Robespierre me hait désormais.
L’homme reprit immédiatement son sérieux :
— Robespierre, c’était bien lui qui… ?
Elle approuva :
— Oui, c’était bien lui.
— Mais alors, il faut que tu partes toi aussi, continua-t-il avec affolement. Tu ne sais pas de quoi ils sont capables, lui, son Comité et son Tribunal révolutionnaires ?
— Je le sais, plus que tu ne le penses et qu’il ne le pense sans doute lui-même, continua-t-elle avec tristesse. Pourtant, mon destin est ainsi, je l’ai vu. Il n’y a aucun moyen d’y échapper. D’ailleurs, ne vous inquiétez pas pour moi. Je ne mourrai pas sous le couperet de la guillotine, cela j’en suis certaine. Il a certainement encore plus peur de moi qu’il ne me hait. Je connais Robespierre, maintenant.
C’est ainsi que Flammermont et la Gilbert quittèrent Paris, laissant Marie-Adélaïde seule au 5 de la rue de Tournon. Elle s’arrangea pour disposer d’un peu d’argent, paya d’avance plusieurs mois de loyer, prépara ses bagages et attendit.
À l’heure dite, un commissaire et plusieurs sbires du Tribunal révolutionnaire, accompagnés d’une foule de patriotes vociférant et jurant contre les faux prophètes et les jeteurs de sorts se présentèrent dans la petite cour qui ouvrait sur l’officine de la Sibylle.
— Citoyen, je vous attendais, lança-t-elle au commissaire. Je vous suis.
— C’est ainsi que ça s’est passé ? demanda Gabriel-Jérôme fasciné par le récit de la jeune femme.
Elle lui sourit : elle parlait ainsi depuis de longues heures alors qu’ils étaient blottis tous les deux dans le lit et avaient laissé brûler plusieurs chandelles.
— Exactement de cette manière. Robespierre m’a fait arrêter, mais il n’a pas eu le courage de me faire exécuter.
— Tu l’as revu depuis ?
Un petit rire lui répondit :
— Bien sûr que non. Il a bien trop peur. Vois-tu, mon chéri, Robespierre est un homme d’idées, ce n’est pas un homme d’action. Il a commencé à agir dès le déclenchement de la Révolution, mais il ne prévoyait pas alors que chaque action entraînerait un tissu de conséquences, qu’elle modifierait l’avenir sur de multiples plans. Si tu fais tuer un ennemi, celui-ci a forcément de la famille, des amis qui souhaiteront le venger. En voulant régler un problème, tu en crées dix, vingt, cent nouveaux. Il l’a appris à ses dépens et se retrouve maintenant pris à la gorge de toutes parts. Il ne voit aucune issue à sa situation, sauf une intervention divine.
Sénart fronça les sourcils : comment une fille aussi jeune pouvait-elle connaître aussi parfaitement l’homme qui régnait sur la France ? Puis il se dit que son don avait dû faire naître chez elle des capacités particulières de compréhension et d’intelligence. Il valait mieux ne pas avoir la Sibylle comme ennemi.
— Alors, il va mourir ?
Elle hocha la tête. Ils se turent. Elle l’avait dit : leur amour durerait jusqu’à la chute de Robespierre. Il ne voulait pas savoir quand cela arriverait. Pour rien au monde…
Une nouvelle idée lui vint à l’esprit :
— Et après, qu’y aura-t-il ?
— Après qui ?
— Après Robespierre. Tu m’as parlé d’anges protecteurs impuissants, de démons envoyés pour laver la terre de ses péchés. Et après, lorsqu’il sera mort, lorsque ces massacres se seront arrêtés, qu’y aura-t-il ?
Son regard se fit vague, elle reprit cette expression impassible et marmoréenne qu’elle avait lorsqu’elle devenait la Sibylle. « Ce n’est même plus volontaire chez elle, se dit-il. Elle est ainsi, chaque fois qu’elle voit, elle change de visage, mais aussi peut-être de personnalité... d’âme. »
Un cavalier surgira lorsque le septième sceau sera brisé, murmura-t-elle. Un cavalier pâle.
— Qui est-il ?
— Je ne le sais pas encore, je ne vois que des choses imprécises, mais c’est énorme. Je vois des guerres, beaucoup de guerres, de grands bouleversements, comme si la Révolution se répandait à travers l’Europe. Je vois cet homme entrer en vainqueur dans toutes les capitales, devenir maître du monde… Je vois un piétinement d’armées comme on en a encore jamais vu même au temps d’Alexandre le Grand ou des grandes invasions, je vois des peuples obligés de fuir ou de se soumettre…
Aussitôt, son expression changea. Elle redevint petite fille et se mit à pleurer tout en se blottissant dans les bras du garçon.
— Gabriel, murmura-t-elle, alors qu’il sentait son sein appuyer sur son bras et ses larmes mouiller sa joue, il ne faut pas que cela arrive, il ne faut pas…